« La dématérialisation des procédures et des relations entre le public et l’administration ne consiste pas, seulement, en un changement « prosaïque » de médium. En effet, la transition technologique opérée n’est pas neutre, et participe de la transformation de la relation même. Dans l’accès aux services publics, elle se traduit par la création, de facto, d’une nouvelle forme de conditionnalité : la conditionnalité numérique. Celle-ci constitue une entrave aux lois du service public et appelle à repenser les médiations numériques ».L’Observatoire de l’éthique publique (OEP) consacre un Livre blanc très documenté, aux nouvelles vulnérabilités causées par le développement de l’administration numérique. L’originalité de du Livre Blanc « Digitalisation du service public : Pour une éthique numérique inclusive », repose sur la combinaison d’une approche sociologique et d’une approche juridique.
Ses auteurs, deux doctorants en droit public et Caroline Lequesne-Roth, maîtresse de conférences en droit public, s’intéressent plus spécifiquement aux effets de la dématérialisation des services publics sur les publics vulnérables.
Prenant appui sur une série d’entretiens auprès des travailleurs sociaux et des publics concernés, dans le sillage des avis du Défenseur des Droits et des travaux de chercheurs, comme Pierre Mazet, François Sorin et Pascal Plantard, ils concluent que « le choc de la transition numérique emporte notamment des conséquences négatives, immédiates et persistantes sur les usagers, dont les plus vulnérables se trouvent en incapacité d’accéder à leurs droits. Par ricochet, le phénomène a également des conséquences préoccupantes dans la mise en oeuvre de l’action sociale, les conditions d’exercice et de formation de ses acteurs n’ayant pas été accompagnées de manière optimale pour faire face à ces changements ».
Les auteurs retracent, dans un premier temps, l’évolution numérique des administrations au cours des trente dernières années. Ils distinguent trois périodes.
- La première décennie (1998-2007), lancée par l’adoption du « Programme d’action gouvernement pour la société de l’information » (PAGSI) en 1998, avec notamment la mise en ligne des formulaires administratifs, la création du portail service-public.fr, paiement des impôts en ligne.
- La seconde décennie amorcée en 2008 fut celle de la dématérialisation du service public et de la construction d’une véritable « e-administration ». Elle a permis de dématérialiser 76 % des procédures administratives « les plus attendues par les usagers » (et notamment celle des demandes de titre d’identité). La dynamique de dématérialisation franchit une étape supplémentaire avec l’instauration du service FranceConnect.
- En octobre 2017, le programme gouvernemental pluriannuel « Action Publique 2022 » vise à rendre accessibles, d’ici 2022, les 250 démarches administratives les plus fréquemment utilisées par les Français. « Fait notable, le Gouvernement a lancé en parallèle de sa politique de dématérialisation – et pour la première fois –, un Plan national pour un numérique inclusif visant à détecter les publics en situation de vulnérabilité numérique, les accompagner d’abord dans leurs démarches, puis les orienter pour les rendre autonomes ».
La conditionnalité numérique de l’accès au service public
Selon les auteurs du Livre Blanc, « la dématérialisation des procédures et des relations entre le public et l’administration ne consiste pas, seulement, en un changement « prosaïque » de médium : la transition technologique participe de la transformation de la relation même. Dans l’accès aux services publics, elle se traduit par la création, de facto, d’une nouvelle forme de conditionnalité : la conditionnalité numérique », définie par le sociologue Pierre Mazet, comme l’ajout aux conditions légales et réglementaires, de « conditionnalités extérieures au droit lui-même, mais qui constituent pourtant une condition sine qua non de l’accès aux droits ».« Cette conditionnalité numérique d’accès met à mal les lois du service public, en outre insuffisantes à garantir une protection effective contre la vulnérabilité technologique »Vulnérabilités technologiques
La vulnérabilité technologique décrit la situation dans laquelle un individu ne peut agir et communiquer en raison de ses incapacités technologiques. « « Si la vulnérabilité technologique est indéniablement matérielle – c’est-à-dire qu’elle repose d’abord sur un défaut d’accès à un équipement et à une connexion à Internet … la question de la compétence numérique se superpose inévitablement à celle des moyens ».La question de la compétence appelle une approche granulaire, rappellent les auteurs du Livre Blanc. A la suite de l’association Emmaus Connect, ils distinguent parmi les publics en difficulté, trois catégories d’individus :
- ceux qui « pour des raisons psychologiques, psychiatriques, intellectuelles ne pourront pas être autonomes et capables d’acquérir des compétences numériques » ;
- ceux qui « sont en difficulté pour faire des démarches, mais pourront acquérir des compétences », et sont en autonomie partielle ;
- ceux qui, enfin, « ont des compétences numériques de base, mais peuvent acquérir, pour peu qu'elles soient aidées au démarrage et partiellement formées, des compétences avancées » .
Référence :
Une protection insuffisante contre les vulnérabilités technologiques
Le principal apport du Livre Blanc réside dans l’analyse juridique de cette nouvelle conditionnalité numérique qui pèse sur les plus vulnérables : dans quelle mesure peut-elle constituer une atteinte aux principes d’égalité et de continuité du service public ?« En matière de service public, le principe d’égalité revêt une double acception : il vise à en garantir l’égal accès et le traitement égal des usagers. Ce principe à valeur constitutionnelle s’accommode difficilement de la conditionnalité numérique », soulignent les auteurs. « En effet, celle-ci crée une rupture entre les usagers capables d’assurer « l’obligation de connectivité » et ceux qui ne le peuvent pas. Les vulnérables technologiques se trouvent en situation d’exclusion et privés d’un accès effectif à certains services publics ».
Le Livre Blanc évoque le cas des personnes bénéficiaires du RSA, tributaires de déclarations uniquement réalisables en ligne sur la plateforme de la Caisse d’allocation familiale.
Si « la dématérialisation constitue à certains égards, une garantie supplémentaire de la continuité du service public » (en permettant de réaliser des démarches en tout lieu et à toute heure), elle emporte, toutefois, en contrepartie, « une complexification technique des démarches administratives et une dépendance technologique, susceptibles de créer de nouvelles ruptures ».
A la suite du Défenseur des droits, les auteurs du Livre Blanc se penchent sur le cas des ressortissants étrangers. « Le principal problème rencontré par ces personnes est lié à la prise de rendez-vous en ligne à laquelle un nombre croissant de préfets ont décidé de subordonner certaines démarches en matière de séjour des étrangers. Lorsqu’en raison de la saturation des plages horaires ouvertes à la réservation il n’est plus possible de prendre de rendez-vous, les intéressés se trouvent dans l’impossibilité d’accomplir les démarches nécessaires au dépôt d’une première demande ou d’une demande de renouvellement de leur titre de séjour et ils demeurent ainsi dans une situation précaire, voire irrégulière ».
Les difficultés résultant de la dématérialisation des démarches administratives ont conduit usagers et associations de défense des droits à contester la légalité de cette nouvelle modalité d’accès au service public. Les auteurs assortissent leur démonstration d’un retour sur la jurisprudence administrative.
- Dans un arrêt du 27 novembre 2019, le Conseil d’État a franchi une première étape en remettant en cause l’obligation de saisine des services préfectoraux par voie électronique.
- Le tribunal administratif de Rouen a franchi une étape supplémentaire en février 2021⁷⁴, en jugeant illégal un arrêté préfectoral imposant le dépôt des demandes de certaines catégories de titres de séjour par voie dématérialisée.
Le Livre Blanc se penche, là aussi, en détail, sur les contentieux relatifs aux délais d’instruction de certaines demandes, délais considérablement allongés en raison des « files d’attente virtuelles » :
La dématérialisation des modalités de délivrance des titres (carte nationale d’identité, passeport, permis de conduire, certificat d’immatriculation) dans le cadre du plan « préfecture nouvelle génération » (PPNG) en 2017. Les dysfonctionnements en matière de délivrance de titres ont donné lieu a de nombreuses saisines du Défenseur des Droits.
Si la mise en oeuvre du plan Préfecture nouvelle génération (PPNG) « s’est aujourd’hui considérablement améliorée concernant l’instruction et la délivrance de ces titres » elle demeure problématique s’agissant des démarches relatives aux titres de séjour. Pour effectuer une demande de titre de séjour, les ressortissants étrangers doivent aujourd’hui nécessairement se rendre en préfecture, sur rendez-vous. Depuis 2012, une succession de circulaires a conduit à généraliser l’obligation de prise rendez-vous en ligne(…) Le délai d’obtention d’une date de rendez-vous via la plateforme numérique de la préfecture – qui ne devrait être qu’une formalité simple et rapide à réaliser – s’ajoute au délai d’instruction des demandes et aux éventuelles demandes de pièces complémentaires. Dans ces situations, il n’est pas rare que les délais d’obtention d’une décision de la préfecture s’étendent sur plusieurs années. Les personnes risquent alors d’être en situation irrégulière sur le territoire français, mais aussi de perdre le bénéfice de leurs droits sociaux, et ce, malgré de réelles tentatives pour prendre rendez-vous".
Les auteurs du Livre Blanc reviennent aussi sur les jurisprudences récentes relatives à l’allongement excessif des délais de prise de rendez-vous en préfecture.
L’accès à Internet, un droit fondamental en gestation
Le Livre Blanc consacre un long développement aux « atermoiements jurisprudentiels » relatifs a la consécration du droit d’accès à Internet.- Celui-ci a été reconnu en 2009 par le Conseil au nom de la liberté d’expression, sur le fondement de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : «eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit [la liberté d’expression] implique la liberté d'accéder à ces services ». Par cette décision, les juges constitutionnels avaient reconnu l’accès des citoyens à l’Internet comme une modalité d’exercice de la liberté d’expression.
- La Cour européenne des droits de l’homme adopta un raisonnement proche : si elle admet que « l’accès à l’Internet est de plus en plus compris comme un droit » indispensable, voire obligatoire, dans notre société, elle ne lui reconnaît pas pour autant une valeur fondamentale et en limite, également, les fondements à la seule liberté d’expression.
Après avoir rappelé l’avortement de plusieurs tentatives visant a consacrer le droit d’accès à Internet (notamment le projet d’intégration d’une Charte du numérique au bloc de constitutionnalité en 2018), les auteurs du Livre Blanc plaident pour un droit d’accès autonome au service de la protection de la vulnérabilité numérique : « l’accès au réseau constitue un droit aujourd’hui, indiscutablement, un « pivot » de l’accès et l’exercice à de nombreux autres droits fondamentaux ou civils, tels que la liberté d’entreprendre, le droit à l’information et à la participation du public, l’accès au droit, la protection des données à caractère ».
Les auteurs rappellent, toutefois, l’intégration en 2020 du service d’accès à Internet haut débit parmi les services universels des communications électronique (qui permet désormais à tout utilisateur final d’avoir accès en position déterminée, à un tarif abordable), le programme « France Très Haut Débit », le déploiement de lieux publics offrant un accès gratuit à Internet (les maisons France Services), les initiatives des personnes publiques et d’associations qui offrent un accès gratuit à Internet.
La médiation numérique, nouvelle mission des travailleurs sociaux
À la question de la conditionnalité numérique fait inévitablement écho celle de la médiation.Le Livre Blanc examine le rôle des travailleurs sociaux devenus, au fil des années, des médiateurs numériques : la suppression des guichets physiques et la diminution du nombre d’agents d’accueil ont fait d’eux « les premiers remparts contre les non-recours aux droits sociaux liés à la dématérialisation, à tel point qu’on peut les qualifier, en pratique, de médiateurs numériques de l’urgence ».
Une mission nouvelle, assurée par les travailleurs sociaux, qui « relève davantage de la pratique professionnelle que d’un mandat précis ».
Le Livre Blanc dresse ici une série de constats :
- Si la médiation numérique procède, pour partie, de la demande d’aide numérique des usagers, elle est encore le fruit d’une délégation – souvent implicite – de certaines administrations, réalisée sans contrepartie.
- Ce transfert de missions vers les travailleurs sociaux n’a pourtant pas eu pour conséquence une augmentation proportionnelle des effectifs
- L’augmentation significative de leur charge de travail ne fut pas davantage accompagnée d’un soutien matériel et financier.
- Aux compétences techniques que les travailleurs sociaux doivent de fait acquérir, s’ajoute la prise en considération de nouveaux enjeux juridiques en matière de protection des données personnelles.
- le temps consacré à la médiation numérique se déduit nécessairement du temps dédié à l’accompagnement social du bénéficiaire. Cette situation est diversement appréciée des professionnels, et donne lieu à des pratiques divergentes.
- La médiation numérique ne faisant pas explicitement partie des missions des travailleurs sociaux, nombre de professionnels s’interrogent sur l’opportunité et l’étendue de leur intervention.
Inclusion numérique et co-construction des services publics numériques
Le Livre Blanc propose une approche extensive de l’inclusion numérique : regrettant que celle-ci soit essentiellement envisagée sous l’angle des compétences individuelles et de l’accès aux outils, ils estiment que le développement de sites et plateformes publics ergonomiques constitue composante tout autant essentielle de cette inclusion. «« Il apparaît à cet égard indispensable de concevoir l’inclusion numérique de manière extensive, comme partie intégrante de l’inclusion sociale et de « l’encapacitation » des usagers. Cela implique que les usagers puissent effectivement exercer leur rôle de « citoyen actif et autonome ».Dans le sillage du Défenseur des Droits qui jugeait en 2019 que l’intégration numérique est freinée « par des conceptions et un déploiement des sites inadaptés », les auteurs se font l’écho des travailleurs sociaux qu'ils ont auditionnés :
- « les sites internet publics nécessitent un délai de prise en main particulièrement important pour les personnes accompagnées, qui éprouvent des difficultés à naviguer de manière pleinement autonome …
- Ces difficultés sont de surcroît renforcées par l’hétérogénéité des sites internet publics, qui divisent d’autant la formation aux démarches en ligne (chaque site supposant un apprentissage spécifique).
- Le principe d’accessibilité by design des sites et plateformes publics apparaît ainsi comme le préalable indispensable d’une dématérialisation inclusive et doit à ce titre être l’une des priorités des acteurs publics lors de leur conception ».
- par la mobilisation des compétences nécessaires « pour assurer l’adéquation entre le service proposé et l’attente légitime de l’usager» (comme c’est le cas dans le programme « Entrepreneur d’intérêt général » (EIG) et avec la mise en place du dispositif Commando UX par la Direction Interministérielle du Numérique-Dinum)
- ou par l’intégration directe des usagers, « invités à participer à la conception des plateformes » (comme l’ont entrepris Pôle Emploi et la Caf pour améliorer l’ergonomie de leurs plateformes respectives).
Dix recommandations
Le Livre Blanc débouche sur une série de recommandations, inégalement détaillées, organisées autour de trois axes :Renforcer l’accessibilité au service public : la protection de la vulnérabilité technologique
- Renforcer le diagnostic des vulnérabilités numériques, en tenant compte du contexte de chaque situation individuelle
- Conserver la pluralité des modalités d’accès au service public en imposant des clauses de protection des usagers vulnérables
- Reconnaître un droit fondamental d’accès à Internet
- Garantir la gratuité des numéros pour joindre les administrations
Repenser la relation administrative : les médiations numériques
- Établir un mandat numérique
- Reconnaître le travailleur social comme médiateur numérique
- Créer des répertoires départementaux des initiatives d’accompagnement
Faciliter les usages : les plateformes du service public et le co-design
- Adopter un référentiel unique des plateformes et sites internet publics
- Impliquer l’ensemble des acteurs et des publics dans la conception
- Améliorer la plateforme de la Caf
L’Observatoire de l’éthique publique est un think-tank qui entend rassembler des acteurs publics et des chercheurs afin de contribuer aux progrès de la transparence et de la déontologie, aussi bien dans le champ de la connaissance scientifique que dans le domaine des pratiques politiques. Il se veut ainsi une force de recherche, de proposition, de conseil et de sensibilisation.