Avant-propos
La dématérialisation interroge, depuis quelques années, les travailleurs sociaux sur le périmètre de leur activité et sur l’actualisation de leurs pratiques professionnelles : Pierre Mazet et François Sorin, à l’issue d’une enquête réalisée auprès de 200 professionnel.le.s du champ du travail social pointaient, en 2020, les « troubles importés dans la professionnalité des agents du travail social par la demande d’aide numérique (...) et par l'obligation de connectivité imposée aux usagers de services publics par la dématérialisation. (…) « Ils se retrouvent ainsi contraints de prendre en charge une dimension nouvelle, de fait incontournable s’ils veulent pouvoir réaliser leurs missions d’accès et d’accompagnement vers les droits, mais qui n’a pourtant fait, le plus souvent, l’objet d’aucune définition claire de la part de leur institution ».
Le Livre blanc du Travail social dresse ainsi le constat d’une crise inédite du travail social : difficultés sérieuses de recrutement, turn-over, désaffection des jeunes générations pour les formations. Le numérique n’est pas étranger à cette perte de sens et d’attractivité, en engendrant « parfois des processus incontrôlés, source de charge de travail supplémentaire ».
Les relations, les articulations et la complémentarité entre les métiers de la médiation sociale et ceux de la médiation numérique sont au coeur des réflexions d'un dossier de la revue Sociographe, comme dans les contributions des membres d'un collectif qui s'est baptisé Lost in mediation.
La tâche des professionnel.le.s du travail social, initialement centrée sur la résolution de problèmes et la prise de décisions mobilisant des connaissances professionnelles précises, consiste désormais à fournir un service largement axé sur le soutien technique.
Steve Jacob et Seima Souissi concluent ce dossier, en s’appuyant sur une revue de la littérature internationale.
Crise inédite du travail social : quelle est la place du numérique ?
Le Livre blanc du Travail social (314 pages), remis au Gouvernement par le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) le 5 décembre 2023, dresse le constat d’une crise inédite du travail social : difficultés sérieuses de recrutement, turn-over, désaffection des jeunes générations pour les formations. « Cette dégradation est une alerte sur la situation d’état d’urgence qui touche le secteur. Elle engendre également une baisse de la qualité des accompagnements et du service rendu à la population ».
Si le numérique est « un outil de travail avec de nombreuses potentialités », la dématérialisation des démarches administratives contribue à cette perte de sens et d’attractivité, en engendrant « parfois des processus incontrôlés, source de charge de travail supplémentaire ».
Dans le prolongement des travaux du HCTS consacrés aux transformations numériques des pratiques professionnelles dans les métiers du social (Pourquoi et comment les travailleurs sociaux se saisissent des outils numériques en 2018), le Livre Blanc aborde le numérique sous trois angles:
- Les difficultés d’accompagnement des personnes dans un contexte de dématérialisation ;
- La place croissante qu’occupent les activités de reporting dans l’activité des travailleuses sociales ;
- Les bouleversements prévisibles des métiers du social liés au développement de l’Intelligence artificielle.
Le HCTS, plaide, à la suite du Défenseur des droits, pour le maintien de guichets physiques à côté des services numériques. « Les personnes en difficulté face à la dématérialisation des démarches administratives doivent être soutenues et accompagnées. Elles ont besoin d’une relation avant tout humaine, compréhensive et non-jugeante. Les formations des aidants numériques invités à travailler avec les professionnelles de l’action sociale intègrent aussi la dimension relationnelle de l’aide et de l’évaluation de la demande ».
Lire la suite: Crise inédite du travail social : quelle est la place du numérique ?
Ce que le numérique fait à la relation d’accompagnement social
Sous le titre « Numérique et travail social», la revue Sociographe, spécialisée dans la recherche en travail social consacre un dossier aux évolutions de la relation d’accompagnement socio-éducatif, de plus en plus articulée « avec les outils numériques les plus communs comme les plus sophistiqués, les innovations étant nombreuses dans les différents champs du travail social : plateformes d’accompagnement dématérialisées, coffre-fort numérique, utilisation professionnelle des réseaux sociaux, robots d’assistance… ».
« De nouvelles manières d’entrer en relation, de nouvelles formes d’accompagnement social et de médiations éducatives qu’il s’agit d’appréhender et de questionner » explique Alexis Mombelet, sociologue et formateur dans un Institut Régional du Travail Social (IRTS) dans l’introduction.
François Sorin, chargé de recherche au centre de recherche Askoria et chercheur associé au CREAD (Université Rennes 2), revient sur la définition du numérique entendu dans sa dimension matérielle, mais également comme une culture renvoyant à des imaginaires entremêlant et opposant valorisation à l’accès (« le numérique serait la réponse à tous nos problèmes ») et vives inquiétudes (« le numérique nous conduisant invariablement à la dissolution des interactions sociales »). Les pratiques d’accompagnement dans, avec et au numérique ne peuvent être réduites à l’utilisation de « l’outil numérique » sans risquer d’invisibiliser les logiques et les enjeux dans lesquelles elles s’inscrivent.
A partir d’une revue de littérature, trois auteur.trice.s canadien.ne.s, Ariane Sisavath, travailleuse sociale professionnelle en pédiatrie sociale, Josée et Mélanie Bourque, Mélanie Bourque, professeures au département de travail social de l’Université de Québec, dressent un état des lieux sur l’usage des NTIC dans le système de santé et des services sociaux et soulèvent trois enjeux, du côté des personnes accompagnées comme de celui des professionnels : fracture numérique, confidentialité des renseignements recueillis, « autonomie professionnelle face à des systèmes d’aide à la décision qui s’imposent progressivement dans l’action sociale ».
Vincent Meyer, professeur en sciences de l’information et de la communication (Université Côte d’Azur) s’attache à cerner les nouvelles logiques de prise en charge qui se dessinent, jusqu’à se demander « si les algorithmes ne vont pas remplacer les travailleurs sociaux ». Après avoir « levé le voile » sur ces « accommodements numériques » dont font preuve les professionnels et les usagers au quotidien, connectés bon gré mal gré, l’auteur pose des jalons pour guider les professionnels « afin d’engager une controverse sur l’inclusion numérique versus l’acceptabilité sociale des technologies pour leurs publics et dans leurs pratiques ».
Dans sa contribution, Didier Dubasque, ancien président de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS) revient sur la question de l’accès aux droits « qui passe dorénavant par l’usage de plateformes numériques synonyme de pouvoir d’agir pour les uns, mais aussi de perte d’autonomie pour une part significative de la population française éloignée des outils et des connaissances ad hoc ». Si cette nouvelle forme d’exclusion conduit les services de l’État à tenter de trouver des solutions, comme les maisons baptisées France Service, « celles-ci ne peuvent répondre à l’ensemble des demandes. Les nouveaux métiers issus de ces structures ne retirent en rien la nécessité pour les travailleurs sociaux de s’adapter à ces outils tout continuant de donner sens à leurs actions ».
« L’accompagnement social, historiquement inscrit dans la relation de face-à-face, tend à se développer dans une pratique à distance. Quelle place pour le numérique dans ce phénomène : cause, moyen, frein ? ». Vanessa Andriet, assistante de service social, témoigne de sa pratique d’accompagnement à distance dans le domaine de la santé. En l’absence de face-à-face, elle relève « ce qui permet d’établir la relation à l’autre par téléphone et en visioconférence, et ce afin que l’accompagnement social à distance s’avère porteur de sens pour tous ».
Nicolas Plantegenet, éducateur spécialisé et François Melou, docteur en psychologie, se penchent sur la place grandissante du numérique dans l’accompagnement des éducateurs en Maison d’enfants à caractère social (MECS) : usage des réseaux sociaux, rupture de la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Le risque de « la connexion sans fin » et l’hybridation de leurs pratiques imposent aux professionnels une réflexion sur « l’extension du domaine de leur éthique de responsabilité ».
« Du point de vue du travail social, les pratiques de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) apparaissent inconciliables avec la pratique éthique de notre secteur. Les GAFAM, souvent décrites comme les marques les plus influentes du monde, ont façonné notre époque en inventant des produits et des modes de vie. Leur modèle économique repose sur l’exploitation des données personnelles, analysant toutes nos activités en ligne pour prédire et influencer nos comportements ». Morgane Quilliou-Rioual, formatrice indépendante sur les pratiques numériques en travail social et éducatrice spécialisée, tire parti de cette double expérience pour questionner le respect de la « sécurité numérique » des personnes accompagnées, en lien notamment avec les GAFAM.
« Nous entendons chaque jour parler de cyberattaques, d’économie de l’attention, de GAFAM, n’est-il pas le temps pour nos secteurs de s’interroger sur ces sujets ? Le numérique et ses outils font partie de nos environnements de travail. Nous les utilisons sans en questionner les usages et les conséquences sur les publics accompagnés ». Morgane Quilliou-Rioual, formatrice indépendante sur les pratiques numériques en travail social et éducatrice spécialisée, tire parti de cette double expérience pour questionner le respect de la « sécurité numérique » des personnes accompagnées en lien notamment avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et les GAFAM.
« Il ne s’agit pas de céder aux injonctions technocratiques et aux sirènes digitales, de disrupter pour prouver notre professionnalisme, notre technicité, notre modernité. Pas plus qu’il n’est question de répondre à une volonté publique de nous mettre au service de la numérisation du monde, pallier l’illectronisme, former aux outils numériques, éduquer à leur bon usage. Les outils numériques sont les bienvenues, mais ne sont que des outils que nous devons adapter à nos besoins. À ce jour, il semble que ce soit le contraire. Il faut se mettre constamment à jour comme nos systèmes informatiques. Une course sans fin ». Gauthier Steyer, éducateur spécialisé à l’Aide sociale à l’enfance à la Réunion, revient sur son quotidien, ces situations multiples où l’usage des outils numériques fait obstacle à la relation d’aide. « Nous pourrions donc commencer par montrer cet exemple, lâcher nos écrans, nos applis, nos logiciels et concentrer toute notre attention à nos semblables ».
L’accueil de jour est un lieu d’accueil des sans domicile fixe qui se trouve en première ligne face aux inégalités numériques, dont souffrent une grande majorité des personnes accueillies. François Melou, docteur en psychologie, Camille Pinsault, étudiante à l’ITS et Frederic Gontrand, directeur d’un accueil de jour, dressent, dans une étude centrée sur les Sans domicile fixe, constat sans fard d’un numérique « facteur aggravant d’exclusion ». « Les plus fragiles sont à nouveau les grands perdants de l’entrée dans l’âge du numérique, les e-exclus voient ainsi se creuser les inégalités sociales ».
« L’écosystème du travail social est en voie d’industrialisation » constate Jonathan Louli, travailleur social, sociologue, anthropologue, formateur en travail social. Il examine, dans contribution, comment les usages numériques contribuent à cette industrialisation : instrumentalisation des secteurs, formatage des pratiques, prolétarisation des travailleur·euse·s.
Léo Lebrun, formateur à l’IRTS de PACA, conclut ce dossier en pointant le « malaise kafkaïen induit par un monde sans contact et la froideur des procédures informatiques ». « Il se peut que nous négligions en quoi cette numérisation de la société rend le monde insupportable du point de vue de la subjectivité ».
Référence :
« Lost in mediation » : La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ?
Telle était la question lancée par Yann Vandeputte, acteur de terrain pendant une douzaine d’années dans le secteur associatif, puis comme ingénieur de formation, aux acteurs de la médiation numérique, de la médiation sociale, du travail social et de la sociologie. L’enjeu était « d’interroger la médiation numérique au regard d’autres champs, d’autres acteurs qui l’entourent, la croisent, l’aiguillonnent ou simplement l’ignorent, par pure ignorance ou par aimable condescendance ». Autour de cette question et des réponses proposées par des professionnels ou d’anciens praticiens issus du monde associatif et institutionnel, a pris forme le collectif Lost in Mediation, composé de professionnels ou d’anciens praticiens issus du monde associatif et institutionnel.
Dans « Allons-nous vers un métier unique de la médiation numérique et sociale ? », Didier Dubasque, impliqué dans le travail social depuis plus de trente ans, observe une forme de convergence entre ces deux métiers : « les médiateurs sociaux et, plus largement, les travailleurs sociaux sont conduits de fait à consacrer un temps non négligeable à devenir des aidants numériques sur tel ou tel aspect d’une situation au regard des pratiques numériques de leurs interlocuteurs. Il est par exemple plus simple pour un travailleur social d’expliquer à un usager comment se connecter au site de la CAF et d’en maîtriser les méandres que de l’orienter vers un médiateur numérique pour qu’ensuite il puisse revenir vers lui pour traiter le problème administratif. Réorienter serait un non-sens ». Pour autant, ces deux métiers sont différents. « Leurs missions et portes d’entrée dans leurs relations aux usagers sont différentes et suffisamment spécifiques malgré des tâches qu’ils ont en commun (…). La multiplicité des sujets abordés par les usages des outils numériques justifie cette différence des métiers. Chacun possède ses spécificités. Mais plus un métier est récent, plus il doit faire preuve de son efficacité et de sa légitimité ». C’est plutôt là l’enjeu qui se pose au médiateur numérique. « C’est par l’apport de ses compétences, sa capacité de travailler en collaboration avec les autres métiers techniques et sociaux qu’il trouvera sa reconnaissance et prendra toute sa place au regard de son utilité qui n’est plus à démontrer ».
Dans « Où est donc passée la culture numérique ? », Vincent Bernard, coordinateur de Bornybuzz numérique, rappelle que la médiation numérique tend, en principe, vers deux objectifs : la maîtrise et la compréhension. « Il s’agit donc d’une double appropriation technique et culturelle ». Cette approche plurielle se retrouve également dans la notion de littératie numérique : « plus qu’un savoir-faire technologique : elle inclut une grande variété de pratiques éthiques, sociales et réflectives qui sont intégrées dans le travail, l’apprentissage, les loisirs et la vie quotidienne ». La notion d’inclusion numérique, induit, selon Vincent Bernard, « une restriction de la médiation numérique, puisqu’il n’est plus question de compréhension mais seulement de compétences (…) : il n’est finalement question que de savoir utiliser des outils. Le numérique est réduit à sa dimension d’interface où l’utilisateur est considéré comme un opérateur qui doit savoir effectuer une requête, remplir un champ et valider un formulaire ». La culture et la littératie disparaissent « au profit d’une dimension exclusivement opératoire et technique ». « Or le numérique ne doit pas être considéré comme une boîte noire, et l’internaute/citoyen ne peut pas être simplement envisagé comme presse-bouton ». « Une culture numérique approfondie, acquise par l’éducation et l’expérience, appuyée sur une réflexion profonde de nos objectifs en tant qu’individus et en tant que société ne pourra advenir », conclut l’auteur, « sans professionnels de la médiation numérique formés à cet enjeu » .
Dans « Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ? », Garlann Nizon, cheffe de projet, formatrice, consultante en inclusion numérique, et Stéphane Gardé, consultant-formateur à La Coop Num, pointent l’espace commun à ces deux métiers : l’accès aux droits. Ils pointent toutefois le « risque de réduire et limiter la médiation numérique à l’accès aux droits, à la problématique de la dématérialisation ou de la numérisation de la relation aux usagers par les opérateurs de services publics et des exclusions qui en découlent ». Pour autant, ajoutent-ils, « la personne ne se réduit pas non plus à ses « droits » et « devoirs » : elle se construit aussi dans ce qu’elle peut entrevoir de « possible ». Aussi avancent ils la perspective d’une symbiose entre ces deux métiers : « réciproquement profitable (…) avec l’idée de réciprocité, les possibilités de collaborations, co-constructions, coopérations (…) Travailler les complémentarités, l’espace commun, exige de reconnaître les spécificités initiales et de les renforcer ». « Quoi qu’il en soit, » conclut l’auteur, « nous aurons toujours besoin de médiateurs, avec bien entendu des rôles très variables en fonction des publics, des services, des territoires. Ces fonctions couvrent et continueront de couvrir un large éventail, de la simple explication à la formation, de l’adaptation à la réparation, de l’assistance à la gestion de conflit, de l’aide à la qualité de service ».
Dans « La translittératie numérique, objet de la médiation numérique, Corine Escobar enseignante chercheure, Nadia Oulahbib, chercheure et analyste clinique du travail en santé mentale, et Amélie Turet, chercheure associée à la Chaire UNESCO « Savoir Devenir », tirent les enseignements d’une expérimentation de remobilisation scolaire, « la fusion de médiations d’ordres différents (juridique, culturelle, …) peut effectivement être porteuse d’une altération profonde d’une médiation par rapport à l’autre. L’expérimentation montre par exemple, qu’un seul médiateur porteur de plusieurs médiations, se perd dans ses différents rôles et logiques d’action, ce qui peut dégrader une synergie opérante et pertinente ».
Référence :
Les intervenant.e.s sociaux face à la transformation numérique : entre potentialités et valeurs professionnelles menacées
À l’instar de ce qui se produit dans de nombreuses professions, le recours aux technologies numériques s’accroît dans la pratique du travail social. De l’utilisation de systèmes de messagerie instantanée à la constitution de bases de données. Voire même d’outils de prise de décision automatisée. Ces technologies contribuent à transformer le métier d’intervenant social.
En s’appuyant sur une revue de la littérature internationale, Steve Jacob et Seima Souissi analysent les transformations récentes caractérisant le travail social à l’ère numérique.
Les auteur.rice.s recensent, dans un premier temps, les potentialités qu’offrent les outils numériques pour les intervenant.e.s sociaux.les. Il est ensuite question de la transformation des tâches et des compétences techniques et communicationnelles nécessaires pour s’adapter au nouveau contexte de travail. Enfin, cet état de l'art se penche sur une série de défis du point de vue des usager.e.s, mais aussi liés à l’acceptation et à l’appropriation de ces outils par les intervenant.e.s.
Lire la suite : Les intervenant.e.s sociaux face à la transformation numérique : entre potentialités et valeurs professionnelles menacées
Référence :
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Le travail social à l'épreuve du numérique : travaux en cours
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[Dossier] Ce que la dématérialisation des démarches administratives fait au travail social
Avant-propos
La dématérialisation interroge, depuis quelques années, les travailleurs sociaux sur le périmètre de leur activité et sur l’actualisation de leurs pratiques professionnelles : Pierre Mazet et François Sorin, à l’issue d’une enquête réalisée auprès de 200 professionnel.le.s du champ du travail social pointaient, en 2020, les « troubles importés dans la professionnalité des agents du travail social par la demande d’aide numérique (...) et par l'obligation de connectivité imposée aux usagers de services publics par la dématérialisation. (…) « Ils se retrouvent ainsi contraints de prendre en charge une dimension nouvelle, de fait incontournable s’ils veulent pouvoir réaliser leurs missions d’accès et d’accompagnement vers les droits, mais qui n’a pourtant fait, le plus souvent, l’objet d’aucune définition claire de la part de leur institution ».
Le Livre blanc du Travail social dresse ainsi le constat d’une crise inédite du travail social : difficultés sérieuses de recrutement, turn-over, désaffection des jeunes générations pour les formations. Le numérique n’est pas étranger à cette perte de sens et d’attractivité, en engendrant « parfois des processus incontrôlés, source de charge de travail supplémentaire ».
Les relations, les articulations et la complémentarité entre les métiers de la médiation sociale et ceux de la médiation numérique sont au coeur des réflexions d'un dossier de la revue Sociographe, comme dans les contributions des membres d'un collectif qui s'est baptisé Lost in mediation.
La tâche des professionnel.le.s du travail social, initialement centrée sur la résolution de problèmes et la prise de décisions mobilisant des connaissances professionnelles précises, consiste désormais à fournir un service largement axé sur le soutien technique.
Steve Jacob et Seima Souissi concluent ce dossier, en s’appuyant sur une revue de la littérature internationale.
Crise inédite du travail social : quelle est la place du numérique ?
Le Livre blanc du Travail social (314 pages), remis au Gouvernement par le Haut Conseil du Travail Social (HCTS) le 5 décembre 2023, dresse le constat d’une crise inédite du travail social : difficultés sérieuses de recrutement, turn-over, désaffection des jeunes générations pour les formations. « Cette dégradation est une alerte sur la situation d’état d’urgence qui touche le secteur. Elle engendre également une baisse de la qualité des accompagnements et du service rendu à la population ».
Si le numérique est « un outil de travail avec de nombreuses potentialités », la dématérialisation des démarches administratives contribue à cette perte de sens et d’attractivité, en engendrant « parfois des processus incontrôlés, source de charge de travail supplémentaire ».
Dans le prolongement des travaux du HCTS consacrés aux transformations numériques des pratiques professionnelles dans les métiers du social (Pourquoi et comment les travailleurs sociaux se saisissent des outils numériques en 2018), le Livre Blanc aborde le numérique sous trois angles:
- Les difficultés d’accompagnement des personnes dans un contexte de dématérialisation ;
- La place croissante qu’occupent les activités de reporting dans l’activité des travailleuses sociales ;
- Les bouleversements prévisibles des métiers du social liés au développement de l’Intelligence artificielle.
Le HCTS, plaide, à la suite du Défenseur des droits, pour le maintien de guichets physiques à côté des services numériques. « Les personnes en difficulté face à la dématérialisation des démarches administratives doivent être soutenues et accompagnées. Elles ont besoin d’une relation avant tout humaine, compréhensive et non-jugeante. Les formations des aidants numériques invités à travailler avec les professionnelles de l’action sociale intègrent aussi la dimension relationnelle de l’aide et de l’évaluation de la demande ».
Lire la suite: Crise inédite du travail social : quelle est la place du numérique ?
Ce que le numérique fait à la relation d’accompagnement social
Sous le titre « Numérique et travail social», la revue Sociographe, spécialisée dans la recherche en travail social consacre un dossier aux évolutions de la relation d’accompagnement socio-éducatif, de plus en plus articulée « avec les outils numériques les plus communs comme les plus sophistiqués, les innovations étant nombreuses dans les différents champs du travail social : plateformes d’accompagnement dématérialisées, coffre-fort numérique, utilisation professionnelle des réseaux sociaux, robots d’assistance… ».
« De nouvelles manières d’entrer en relation, de nouvelles formes d’accompagnement social et de médiations éducatives qu’il s’agit d’appréhender et de questionner » explique Alexis Mombelet, sociologue et formateur dans un Institut Régional du Travail Social (IRTS) dans l’introduction.
François Sorin, chargé de recherche au centre de recherche Askoria et chercheur associé au CREAD (Université Rennes 2), revient sur la définition du numérique entendu dans sa dimension matérielle, mais également comme une culture renvoyant à des imaginaires entremêlant et opposant valorisation à l’accès (« le numérique serait la réponse à tous nos problèmes ») et vives inquiétudes (« le numérique nous conduisant invariablement à la dissolution des interactions sociales »). Les pratiques d’accompagnement dans, avec et au numérique ne peuvent être réduites à l’utilisation de « l’outil numérique » sans risquer d’invisibiliser les logiques et les enjeux dans lesquelles elles s’inscrivent.
A partir d’une revue de littérature, trois auteur.trice.s canadien.ne.s, Ariane Sisavath, travailleuse sociale professionnelle en pédiatrie sociale, Josée et Mélanie Bourque, Mélanie Bourque, professeures au département de travail social de l’Université de Québec, dressent un état des lieux sur l’usage des NTIC dans le système de santé et des services sociaux et soulèvent trois enjeux, du côté des personnes accompagnées comme de celui des professionnels : fracture numérique, confidentialité des renseignements recueillis, « autonomie professionnelle face à des systèmes d’aide à la décision qui s’imposent progressivement dans l’action sociale ».
Vincent Meyer, professeur en sciences de l’information et de la communication (Université Côte d’Azur) s’attache à cerner les nouvelles logiques de prise en charge qui se dessinent, jusqu’à se demander « si les algorithmes ne vont pas remplacer les travailleurs sociaux ». Après avoir « levé le voile » sur ces « accommodements numériques » dont font preuve les professionnels et les usagers au quotidien, connectés bon gré mal gré, l’auteur pose des jalons pour guider les professionnels « afin d’engager une controverse sur l’inclusion numérique versus l’acceptabilité sociale des technologies pour leurs publics et dans leurs pratiques ».
Dans sa contribution, Didier Dubasque, ancien président de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS) revient sur la question de l’accès aux droits « qui passe dorénavant par l’usage de plateformes numériques synonyme de pouvoir d’agir pour les uns, mais aussi de perte d’autonomie pour une part significative de la population française éloignée des outils et des connaissances ad hoc ». Si cette nouvelle forme d’exclusion conduit les services de l’État à tenter de trouver des solutions, comme les maisons baptisées France Service, « celles-ci ne peuvent répondre à l’ensemble des demandes. Les nouveaux métiers issus de ces structures ne retirent en rien la nécessité pour les travailleurs sociaux de s’adapter à ces outils tout continuant de donner sens à leurs actions ».
« L’accompagnement social, historiquement inscrit dans la relation de face-à-face, tend à se développer dans une pratique à distance. Quelle place pour le numérique dans ce phénomène : cause, moyen, frein ? ». Vanessa Andriet, assistante de service social, témoigne de sa pratique d’accompagnement à distance dans le domaine de la santé. En l’absence de face-à-face, elle relève « ce qui permet d’établir la relation à l’autre par téléphone et en visioconférence, et ce afin que l’accompagnement social à distance s’avère porteur de sens pour tous ».
Nicolas Plantegenet, éducateur spécialisé et François Melou, docteur en psychologie, se penchent sur la place grandissante du numérique dans l’accompagnement des éducateurs en Maison d’enfants à caractère social (MECS) : usage des réseaux sociaux, rupture de la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Le risque de « la connexion sans fin » et l’hybridation de leurs pratiques imposent aux professionnels une réflexion sur « l’extension du domaine de leur éthique de responsabilité ».
« Du point de vue du travail social, les pratiques de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) apparaissent inconciliables avec la pratique éthique de notre secteur. Les GAFAM, souvent décrites comme les marques les plus influentes du monde, ont façonné notre époque en inventant des produits et des modes de vie. Leur modèle économique repose sur l’exploitation des données personnelles, analysant toutes nos activités en ligne pour prédire et influencer nos comportements ». Morgane Quilliou-Rioual, formatrice indépendante sur les pratiques numériques en travail social et éducatrice spécialisée, tire parti de cette double expérience pour questionner le respect de la « sécurité numérique » des personnes accompagnées, en lien notamment avec les GAFAM.
« Nous entendons chaque jour parler de cyberattaques, d’économie de l’attention, de GAFAM, n’est-il pas le temps pour nos secteurs de s’interroger sur ces sujets ? Le numérique et ses outils font partie de nos environnements de travail. Nous les utilisons sans en questionner les usages et les conséquences sur les publics accompagnés ». Morgane Quilliou-Rioual, formatrice indépendante sur les pratiques numériques en travail social et éducatrice spécialisée, tire parti de cette double expérience pour questionner le respect de la « sécurité numérique » des personnes accompagnées en lien notamment avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et les GAFAM.
« Il ne s’agit pas de céder aux injonctions technocratiques et aux sirènes digitales, de disrupter pour prouver notre professionnalisme, notre technicité, notre modernité. Pas plus qu’il n’est question de répondre à une volonté publique de nous mettre au service de la numérisation du monde, pallier l’illectronisme, former aux outils numériques, éduquer à leur bon usage. Les outils numériques sont les bienvenues, mais ne sont que des outils que nous devons adapter à nos besoins. À ce jour, il semble que ce soit le contraire. Il faut se mettre constamment à jour comme nos systèmes informatiques. Une course sans fin ». Gauthier Steyer, éducateur spécialisé à l’Aide sociale à l’enfance à la Réunion, revient sur son quotidien, ces situations multiples où l’usage des outils numériques fait obstacle à la relation d’aide. « Nous pourrions donc commencer par montrer cet exemple, lâcher nos écrans, nos applis, nos logiciels et concentrer toute notre attention à nos semblables ».
L’accueil de jour est un lieu d’accueil des sans domicile fixe qui se trouve en première ligne face aux inégalités numériques, dont souffrent une grande majorité des personnes accueillies. François Melou, docteur en psychologie, Camille Pinsault, étudiante à l’ITS et Frederic Gontrand, directeur d’un accueil de jour, dressent, dans une étude centrée sur les Sans domicile fixe, constat sans fard d’un numérique « facteur aggravant d’exclusion ». « Les plus fragiles sont à nouveau les grands perdants de l’entrée dans l’âge du numérique, les e-exclus voient ainsi se creuser les inégalités sociales ».
« L’écosystème du travail social est en voie d’industrialisation » constate Jonathan Louli, travailleur social, sociologue, anthropologue, formateur en travail social. Il examine, dans contribution, comment les usages numériques contribuent à cette industrialisation : instrumentalisation des secteurs, formatage des pratiques, prolétarisation des travailleur·euse·s.
Léo Lebrun, formateur à l’IRTS de PACA, conclut ce dossier en pointant le « malaise kafkaïen induit par un monde sans contact et la froideur des procédures informatiques ». « Il se peut que nous négligions en quoi cette numérisation de la société rend le monde insupportable du point de vue de la subjectivité ».
Référence :
« Lost in mediation » : La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ?
Telle était la question lancée par Yann Vandeputte, acteur de terrain pendant une douzaine d’années dans le secteur associatif, puis comme ingénieur de formation, aux acteurs de la médiation numérique, de la médiation sociale, du travail social et de la sociologie. L’enjeu était « d’interroger la médiation numérique au regard d’autres champs, d’autres acteurs qui l’entourent, la croisent, l’aiguillonnent ou simplement l’ignorent, par pure ignorance ou par aimable condescendance ». Autour de cette question et des réponses proposées par des professionnels ou d’anciens praticiens issus du monde associatif et institutionnel, a pris forme le collectif Lost in Mediation, composé de professionnels ou d’anciens praticiens issus du monde associatif et institutionnel.
Dans « Allons-nous vers un métier unique de la médiation numérique et sociale ? », Didier Dubasque, impliqué dans le travail social depuis plus de trente ans, observe une forme de convergence entre ces deux métiers : « les médiateurs sociaux et, plus largement, les travailleurs sociaux sont conduits de fait à consacrer un temps non négligeable à devenir des aidants numériques sur tel ou tel aspect d’une situation au regard des pratiques numériques de leurs interlocuteurs. Il est par exemple plus simple pour un travailleur social d’expliquer à un usager comment se connecter au site de la CAF et d’en maîtriser les méandres que de l’orienter vers un médiateur numérique pour qu’ensuite il puisse revenir vers lui pour traiter le problème administratif. Réorienter serait un non-sens ». Pour autant, ces deux métiers sont différents. « Leurs missions et portes d’entrée dans leurs relations aux usagers sont différentes et suffisamment spécifiques malgré des tâches qu’ils ont en commun (…). La multiplicité des sujets abordés par les usages des outils numériques justifie cette différence des métiers. Chacun possède ses spécificités. Mais plus un métier est récent, plus il doit faire preuve de son efficacité et de sa légitimité ». C’est plutôt là l’enjeu qui se pose au médiateur numérique. « C’est par l’apport de ses compétences, sa capacité de travailler en collaboration avec les autres métiers techniques et sociaux qu’il trouvera sa reconnaissance et prendra toute sa place au regard de son utilité qui n’est plus à démontrer ».
Dans « Où est donc passée la culture numérique ? », Vincent Bernard, coordinateur de Bornybuzz numérique, rappelle que la médiation numérique tend, en principe, vers deux objectifs : la maîtrise et la compréhension. « Il s’agit donc d’une double appropriation technique et culturelle ». Cette approche plurielle se retrouve également dans la notion de littératie numérique : « plus qu’un savoir-faire technologique : elle inclut une grande variété de pratiques éthiques, sociales et réflectives qui sont intégrées dans le travail, l’apprentissage, les loisirs et la vie quotidienne ». La notion d’inclusion numérique, induit, selon Vincent Bernard, « une restriction de la médiation numérique, puisqu’il n’est plus question de compréhension mais seulement de compétences (…) : il n’est finalement question que de savoir utiliser des outils. Le numérique est réduit à sa dimension d’interface où l’utilisateur est considéré comme un opérateur qui doit savoir effectuer une requête, remplir un champ et valider un formulaire ». La culture et la littératie disparaissent « au profit d’une dimension exclusivement opératoire et technique ». « Or le numérique ne doit pas être considéré comme une boîte noire, et l’internaute/citoyen ne peut pas être simplement envisagé comme presse-bouton ». « Une culture numérique approfondie, acquise par l’éducation et l’expérience, appuyée sur une réflexion profonde de nos objectifs en tant qu’individus et en tant que société ne pourra advenir », conclut l’auteur, « sans professionnels de la médiation numérique formés à cet enjeu » .
Dans « Médiation sociale et médiation numérique : solubilité ou symbiose ? », Garlann Nizon, cheffe de projet, formatrice, consultante en inclusion numérique, et Stéphane Gardé, consultant-formateur à La Coop Num, pointent l’espace commun à ces deux métiers : l’accès aux droits. Ils pointent toutefois le « risque de réduire et limiter la médiation numérique à l’accès aux droits, à la problématique de la dématérialisation ou de la numérisation de la relation aux usagers par les opérateurs de services publics et des exclusions qui en découlent ». Pour autant, ajoutent-ils, « la personne ne se réduit pas non plus à ses « droits » et « devoirs » : elle se construit aussi dans ce qu’elle peut entrevoir de « possible ». Aussi avancent ils la perspective d’une symbiose entre ces deux métiers : « réciproquement profitable (…) avec l’idée de réciprocité, les possibilités de collaborations, co-constructions, coopérations (…) Travailler les complémentarités, l’espace commun, exige de reconnaître les spécificités initiales et de les renforcer ». « Quoi qu’il en soit, » conclut l’auteur, « nous aurons toujours besoin de médiateurs, avec bien entendu des rôles très variables en fonction des publics, des services, des territoires. Ces fonctions couvrent et continueront de couvrir un large éventail, de la simple explication à la formation, de l’adaptation à la réparation, de l’assistance à la gestion de conflit, de l’aide à la qualité de service ».
Dans « La translittératie numérique, objet de la médiation numérique, Corine Escobar enseignante chercheure, Nadia Oulahbib, chercheure et analyste clinique du travail en santé mentale, et Amélie Turet, chercheure associée à la Chaire UNESCO « Savoir Devenir », tirent les enseignements d’une expérimentation de remobilisation scolaire, « la fusion de médiations d’ordres différents (juridique, culturelle, …) peut effectivement être porteuse d’une altération profonde d’une médiation par rapport à l’autre. L’expérimentation montre par exemple, qu’un seul médiateur porteur de plusieurs médiations, se perd dans ses différents rôles et logiques d’action, ce qui peut dégrader une synergie opérante et pertinente ».
Référence :
Les intervenant.e.s sociaux face à la transformation numérique : entre potentialités et valeurs professionnelles menacées
À l’instar de ce qui se produit dans de nombreuses professions, le recours aux technologies numériques s’accroît dans la pratique du travail social. De l’utilisation de systèmes de messagerie instantanée à la constitution de bases de données. Voire même d’outils de prise de décision automatisée. Ces technologies contribuent à transformer le métier d’intervenant social.
En s’appuyant sur une revue de la littérature internationale, Steve Jacob et Seima Souissi analysent les transformations récentes caractérisant le travail social à l’ère numérique.
Les auteur.rice.s recensent, dans un premier temps, les potentialités qu’offrent les outils numériques pour les intervenant.e.s sociaux.les. Il est ensuite question de la transformation des tâches et des compétences techniques et communicationnelles nécessaires pour s’adapter au nouveau contexte de travail. Enfin, cet état de l'art se penche sur une série de défis du point de vue des usager.e.s, mais aussi liés à l’acceptation et à l’appropriation de ces outils par les intervenant.e.s.
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Référence :
Labo Société Numérique