Pierre Mazet et François Sorin rendent compte dans un article publié par la revue Terminal d’une enquête réalisée le cadre de l’animation de formations professionnelles à plus de 200 professionnels du champ du travail social (agents de collectivités, travailleurs sociaux).
Ils y pointent les « troubles importés dans la professionnalité des agents du travail social par la demande d’aide numérique (...) L’obligation de connectivité imposée aux usagers de services publics par la dématérialisation est ainsi venue percuter le quotidien de travail des travailleurs sociaux, en important une dimension numérique dans la relation d’aide et d’accompagnement social (qui) doivent à présent composer avec une demande externe forte et récurrente d’aide numérique en provenance des usagers qu’ils accompagnent dans le cadre de leur intervention (...) Ils se retrouvent ainsi contraints de prendre en charge une dimension nouvelle, de fait incontournable s’ils veulent pouvoir réaliser leurs missions d’accès et d’accompagnement vers les droits, mais qui n’a pourtant fait, le plus souvent, l’objet d’aucune définition claire de la part de leur institution ».
Les agents peuvent se retrouver dans une situation identique à celle des usagers
Les deux chercheurs pointent ainsi une série de difficultés :- « L’aide numérique ne fait pas partie du référentiel du travail social, et l’accompagnement numérique n’a, pour l’heure, pas donné lieu à une thématisation spécifique au sein des interventions du travail social ».
- « Les travailleurs sociaux ne possèdent pas dans leur cursus, d’apprentissage ou d’approche des questions numériques, qui leur permettrait de situer les demandes d’aide dans le cadre plus large des « cultures numériques ».
- « Les agents ne sont pas associés à la production des interfaces avec lesquelles ils doivent composer, et elles viennent s’imposer à eux par le biais des demandes de droits des usagers. Le plus souvent, c’est dans et par leur exercice quotidien, à l’occasion des demandes d’accompagnement, qu’ils découvrent les sites, les interfaces et leurs fonctionnalités, les différentes voies d’accès et de navigation, leurs nouveautés et évolutions ».
Les deux chercheurs distinguent ainsi deux niveaux de troubles dans la pratique.
L’aide numérique s’impose comme un non-choix dans le cadre de la relation d’aide
Une grande partie des professionnels rencontrés s’interrogent en effet sur l’opportunité de prendre en charge les difficultés numériques des personnes dans le cadre de la relation d’aide : « faut-il aider ? N’est-ce pas plutôt aux administrations sociales, aux collectivités et aux services de l’état qui dématérialisent massivement d’assumer cette tâche ? » « Et si le travail social doit prendre sa part dans l’accompagnement aux démarches administratives, pour quel(s) type(s) de besoins, de situations, ou de publics est-il opportun ou légitime de s’engager ? C’est le périmètre de l’activité professionnelle qui est ici questionné par les professionnels ».« Dans la plupart des situations, l’aide numérique est décrite comme chronophage et nombre de professionnels déplorent la place grandissante que prend dans leur activité la prévention des risques de rupture de droits sociaux et la gestion des situations des personnes ayant perdu leur « autonomie administrative ». « La réalisation ou l’assistance à la réalisation de démarches administratives en ligne empiète sur le temps disponible, au détriment d’une approche plus globale des situations des personnes »La question des moyens est le second motif récurrent de questionnement des professionnels : moyens informatiques contraignant la pratique numérique (poste fixe, écrans inamovibles, restrictions de navigation, etc.) ; mais également espaces d’accueil ou d’entretien inadaptés ne permettant pas « de faire du numérique ensemble » ou de garantir la confidentialité des échanges et des informations portées à l’écran.
« Malgré ces contraintes et incertitudes, les professionnels peuvent pourtant difficilement rester sourds aux demandes des usagers qu’ils reçoivent. L’accès aux droits et la prévention du non-recours font partie intégrante de leurs missions et de leur rôle. Sans mandat clair ou positionnement institutionnel explicite, la décision de prendre en charge les difficultés numériques reposent par conséquent essentiellement sur les professionnels ».« La pression qui s’exerce dans leur situation concrète de travail est d’autant plus forte qu’un refus ou une incapacité à répondre à cette demande d’aide numérique aurait pour effet immédiat de laisser l’usager sans réponse, et le plus souvent en dehors de ses droits »« Si la réalisation de l’aide numérique a un coût, ne pas répondre à la demande a aussi un coût pour le professionnel qui peut avoir le sentiment d’abandonner l’usager à ses difficultés et manquer à ses fonction et mission ».En ce sens, concluent Pierre Mazet et François Sorin, « la relation d’aide engage les travailleurs sociaux et la prise en charge des difficultés numériques apparaît souvent comme un non-choix ».
Détournement et bricolages dans le cadre de pratiques numériques partagées
Le second niveau de questionnement porte sur la mise en œuvre effective de l’aide numérique : comment aider, quelles postures adopter, quels méthodes et moyens mobiliser, et pour quels objectifs.L’aide numérique apportée par les travailleurs sociaux peut prendre, en effet, plusieurs formes.
Il peut s’agir de réaliser une démarche administrative à la place d’un tiers, sous son contrôle ou sous sa conduite, d’expliquer « comment faire », de familiariser ou de rassurer l’usager à travers une démonstration ou encore s’agir de « faire faire » la personne, de l’amener à réaliser « elle-même » la démarche, en suivant les conseils ou directives de l’aidant.
« Dans chacun de ces cas de figure, l’aide numérique nécessite de regarder ensemble un écran commun, et donc pouvoir déplacer l’écran (le tourner) ou de pouvoir se déplacer soi-même dans l’espace de l’entretien, tout en veillant à conserver la confidentialité des informations qui s’affichent. Ce qui n’est pas toujours aisé ni même possible lorsque l’aide se réalise dans des espaces passants ou publics ». « Aujourd’hui pourtant, ni les configurations matérielles ni le design des plateformes auxquels les professionnels se connectent ne se prêtent aux usages partagés »« De même, les espaces numériques auxquels il faut accéder pour réaliser une démarche en ligne sont des espaces individuels, sécurisés, auxquels on accède via un processus d’identification et qui ne prévoit pas l’intervention d‘un tiers ».« Les professionnels peuvent ainsi se mettre dans une position de responsabilité forte vis-à-vis de la situation administrative de l’usager, tout en accroissant une situation de dépendance dont ils savent qu’elle est antinomique avec l’idéal d’autonomisation auquel ils doivent pourtant travailler »« Face aux demandes d’aides numériques, les professionnels apparaissent souvent pris dans les tensions du faire : « ils savent ne pas devoir « faire à la place », mais « faire avec » voire « laisser faire » les usagers »Jusqu’à quand, jusqu’où faudra-t-il aider ?
Pour les travailleurs sociaux, « il s’agit et de se positionner professionnellement face à un phénomène (l’augmentation des demandes d’aide numérique), en l’absence de consignes ou de mandat clairement établi ; et d’adopter une pratique professionnelle (la mise en œuvre de l’aide numérique) sans que ces objectifs (sécuriser ou rendre autonome) ne soient clairement définis. L’aide numérique apparaît sur ce plan largement indéfinie, au double sens du terme : elle semble sans fin (jusqu’à quand/jusqu’où faudra-t-il aider ?), mais aussi sans finalité affectée (que doit viser l’aide numérique ?) ».« Bien que venant percuter et pour beaucoup bouleverser les termes de l’accompagnement, le « numérique » ne parvient pas à émerger comme un sujet institutionnel devant faire l’objet d’une définition et d’un cadrage général des pratiques – à rebours des annonces permanentes de la nécessaire « transition numérique » dans les organisations publiques ».Référence :