Avant-propos
En 2021, le Programme Société Numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a lancé une consultation pour la production d’un rapport sur l’état de l’art de la société numérique française. C’est dans ce cadre que le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CRÉDOC) et le Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique de l'Université de Rennes (CREAD) associé au GIS M@rsouin, se sont vu confier la production de ce rapport. Pour cette première édition, l’ANCT a choisi d’orienter les travaux autour de la définition de l’éloignement du numérique, de l’analyse comparative de ses différentes mesures, et de l’identification des principaux facteurs associés.
Le présent article vise à faire une synthèse de ces travaux.
Pour citer le rapport :
ANCT, CREDOC, Université Rennes 2 CREAD-M@rsouin, La société numérique française : définir et mesurer l’éloignement numérique, 2023.
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Un nécessaire changement de paradigme pour définir l’éloignement numérique
Les approches historiques
Initialement, dès les années 1990, l’éloignement numérique est défini par le prisme de l’accès aux technologies (approche technocentrée), donnant lieu au concept de « fracture numérique », à une époque où cet accès était encore l’apanage de personnes diplômées, urbaines et ayant de hauts revenus (Pasquier, 2022). Ensuite, au début des années 2000, une approche par les compétences fut popularisée, donnant lieu au concept de « littératie numérique », et qui témoigne de l’attention croissante portée à la question des usages des technologies numériques. En effet, il s’agit d’expliquer les inégalités numériques entre individus par un différentiel d’appropriation et d’usages induit par un niveau de compétences différent (Erstad 2010).
Si ces angles d’approche peuvent être utiles pour donner un aperçu de la diffusion des technologies et compétences numériques dans la société, ils ne constituent qu'une manière partielle d'analyser le phénomène de l’éloignement du numérique. Cela est d’autant plus vrai dans une société française qui connaît ces dernières années une diffusion massive de l’accès à Internet THD ainsi que des équipements et usages numériques au sein de la population (Crédoc, 2022). Par ailleurs, le fait d’avoir accès aux outils numériques et de disposer des compétences nécessaires pour les utiliser correctement, constituent des conditions nécessaires mais non suffisantes pour améliorer concrètement la vie quotidienne d'un individu ou d’un groupe. Or, pour que les technologies numériques fassent l’objet d’une appropriation, il faut que l’utilisateur potentiel perçoive une « signification d’usage » positive, c’est-à-dire un sentiment d’utilité ou d’identité (Pitaud et Deschamps, 2021).
Ainsi, une nouvelle génération de travaux s’est ensuite intéressée aux capacités différenciées des individus à tirer bénéfice de ces usages, en interrogeant les liens existants entre compétences numériques, usages d’Internet et bénéfices concrets.
Le concept de capabilité numérique, ou comment sortir d’une vision dichotomique des inégalités numériques
Depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération de travaux s’est centrée sur l’étude des possibilités inégales des individus à transformer les opportunités (culturelles, économiques, sociales, politiques, etc.) offertes par les technologies numériques, en bénéfices effectifs (Ragnedda, 2017 ; Robinson et al., 2020a, 2020b). De cette manière, ces travaux ont permis de renverser l’angle d’approche traditionnel, centré sur le manque (d’accès, de compétences), pour s’intéresser à l’apport des technologies pour les individus. C’est sur cette base qu’à émerger le concept de « capabilité numérique ». Les capabilités constituent l’ensemble des actions qu’un individu a le pouvoir de mettre en œuvre et l’ensemble des états qu’il peut effectivement atteindre pour accroître son bien-être et favoriser son pouvoir d’agir (Bacqué, 2013). Ce concept permet ainsi de définir l’éloignement du numérique au-delà d’une vision dichotomique des inégalités numériques (usagers/non-usagers ; internautes/non-internautes). Car, si l’usage des technologies numériques est a priori de nature à améliorer le bien-être des individus, tous les individus ne sont pas en situation de tirer les mêmes profits des technologies numériques. En effet, différents travaux ont souligné que la nature capacitante ou non-capacitante des technologies numériques est en réalité grandement conditionnée par les conditions d’existence des individus (van Deursen et Helsper, 2015 ; van Deursen et van Dijk, 2014).
Le concept de capabilité numérique permet désormais de penser de manière intéressante la définition de l’éloignement numérique à partir des capacités des individus à utiliser le numérique pour accroître leur bien-être et favoriser leur pouvoir d’agir. Dès lors, comment expliquer ces capacités différenciées ? Et ainsi, qui en France peut être considéré comme éloigné du numérique de nos jours ?
Quels sont les publics les plus éloignés du numérique aujourd’hui en France et comment l’expliquer ?
Le facteur âge : sortir des idées reçues
L’âge est une variable souvent mobilisée pour caractériser l’éloignement du numérique, les personnes âgées sont généralement perçues comme les plus en difficultés à l’égard des technologies numériques, tandis que, à l’inverse, les jeunes sont souvent considérés comme experts. Cependant, l’âge n’est en rien un facteur explicatif de l’éloignement numérique, tout au plus il s’agit d’un facteur descriptif.
Un effet générationnel chez les séniors
Les plus de 60 ans ont été nombreux à se connecter ces dernières années (Anderson et Kumar, 2019), un groupe se détache toutefois chez les séniors : celui des plus de 70 ans, qui apparaît nettement moins connecté que le reste de la population. Ainsi, en 2022, 37 % des personnes âgées de plus de 70 ans ne sont pas internautes, contre seulement 4 % parmi les personnes âgées de 60 à 69 ans (8 % sur l’ensemble de la population, selon le Baromètre du numérique 2022). En outre, les personnes âgées de 55 à 64 ans en 2012 étaient internautes dans 71 % des cas alors que les personnes de cette même tranche d’âge en 2022 étaient, elles, 97 % à être internautes. Autrement dit, les « jeunes retraités » de nos jours sont davantage connectés que ceux 10 ans auparavant. Ces éléments chiffrés mettent exergue un effet générationnel et plusieurs raisons expliquent cet état de fait. Tout d’abord, les séniors ont découvert Internet tardivement dans leur vie (Pasquier, 2022) : 70 % d’entre eux se sont connectées pour la première fois à l’âge de 70 ans (Crédoc, 2019). Certains d’entre eux ont donc travaillé dans des secteurs professionnels ne nécessitant pas de faire usage du numérique (Facchini, 2021). L’utilisation des technologies numériques s’est en effet fortement accrue au cours des dix dernières années, tandis que les plus de 70 ans ont, en règle générale, quitté le marché du travail avant cette généralisation. En outre, la classe d’âge des 70 ans et plus aujourd’hui est celle qui compte le plus grand nombre de personnes sans aucun diplôme, n’ayant pas connu la massification scolaire dans leur jeunesse. Sans remettre en question l’existence de difficultés spécifiques liées à l’âge, cette analyse par années de naissance vient donc les nuancer. Il est possible qu’à l’avenir l’âge soit un facteur d’éloignement de moins en moins marqué, sous l’effet du remplacement progressif des générations ayant découvert les outils numériques tardivement.
Le mythe des natifs du numérique
En dépit d’une utilisation d’Internet plus intensive que leurs ainés, l’usage du numérique chez les jeunes ne garantit pas une utilisation experte de ces technologies (Cordier 2020). Ce constat vient heurter l’idée selon laquelle il existerait des « natifs du numérique », ou « digital natives », qui véhicule l’idée que les jeunes - nés dans une société numérique, à la différence des générations plus âgées - maîtriseraient de facto les technologies numériques, leurs codes et les usages liés. Un grand nombre de travaux montrent pourtant que les compétences et pratiques numériques des jeunes sont différenciées, hétérogènes, et surtout inégalitaires, dans la mesure où elles sont dépendantes de contextes sociaux fort différents (Hargittai et Hinnant, 2008 ; Livingstone, Bober et Helsper, 2005). Ainsi, de nombreux jeunes, en particulier issus de milieux modestes, rencontrent des difficultés dans leurs usages du numérique, par exemple pour effectuer des recherches d’emploi en ligne ou pour réaliser des démarches administratives, pour des raisons diverses allant du coût du matériel informatique à un manque de confiance dans la capacité à apprendre sur les outils en ligne et à s’y former (Deydier, 2018). Devenu un lieu commun diffusé par des discours médiatiques comme un « concept-slogan » (Lardellier, 2017), l’idée des « natifs du numérique » constitue un mythe (Plantard, 2015a). Malheureusement, celui-ci imprègne toujours les imaginaires collectifs, dont ceux des jeunes eux-mêmes : une partie d’entre eux intègrent en effet l’idée qu’ils sont censés être des experts du numérique, provoquant un sentiment de culpabilité chez une partie de ceux qui se sentent peu à l’aise avec les outils numériques (Cordier, 2015).
Le milieu social et le niveau de diplôme, des facteurs clefs de compréhension
En réalité, l’identification des personnes éloignées du numérique ne peut pas se faire sans prendre en compte les facteurs sociaux et culturels. La catégorie socio-économique constitue une variable des inégalités numériques qui tend à montrer que les personnes issues de milieux modestes sont davantage caractérisées par un éloignement du numérique. Dit autrement, en lien avec le concept de capabilité numérique (cf. supra) les personnes issues de milieux favorisés sont davantage susceptibles de tirer des profits concrets de leurs usages des technologies numériques.
Plus précisément encore pour expliquer l’éloignement numérique, d’autres travaux récents montrent une correspondance nette entre un faible niveau d’appropriation des technologies numériques et un niveau de capital culturel peu abondant chez les individus. Depuis les années 2000, dans le cadre de la massification de l’accès aux études supérieures, on assiste à l’apparition d’un public, notamment issus de milieux modestes, qui dispose d’un niveau de certification universitaire sans pour autant parvenir à trouver un emploi qui corresponde à cette certification. La conséquence est l’émergence, au sein des catégories modestes, de publics partageant le même milieu social mais se distinguant d’un point de vue du niveau de diplôme (et donc de l’accumulation de capital culturel). Dans ce cadre, des travaux ont mis en évidence l’existence d’importantes différences d’appropriation des outils numériques et de pratiques au sein même des milieux modestes, entre les individus diplômés et les individus peu ou pas diplômés, ces derniers étant davantage marqué par un éloignement numérique. Ces travaux démontrent le rôle central joué par le capital culturel des individus en termes d’inégalités numériques. Les résultats du Baromètre du numérique (2022) soutiennent ces analyses : les personnes non diplômées sont nettement moins souvent internautes que les personnes disposant d’un diplôme au moins équivalent au Bac. La part de non-internautes parmi les premières s’élève ainsi à près de 40%, et moins de 10% parmi les secondes (et même 2% pour les diplômés du supérieur). En résumé, si l’interrelation entre les différents facteurs évoqués invite à considérer ces derniers comme bien souvent interdépendants, le niveau de diplôme (plus largement le capital culturel) apparaît comme un facteur prépondérant pour identifier et expliquer l’éloignement numérique au sein de la population française.
Des pratiques numériques socialement situées
Outre le fait que les individus qui occupent des positions sociales les plus avantageuses dans la société bénéficient généralement d’un accès de meilleure qualité aux ressources numériques, ils disposent également d’un répertoire de pratiques plus diversifié (cf. contextes scolaire, professionnel, etc) que les individus issus de milieux modestes, lesquels sont plus susceptibles d'utiliser des ressources numériques davantage pour le divertissement. D’ailleurs, la place de l’écrit constitue un facteur déterminant des pratiques différenciées qui sont faites des technologies numériques. En effet, les milieux modestes, en particulier les individus non-diplômés, en sont distants et dévalorisent cette forme d’échange au profit de l’interaction en face-à-face, allant même jusqu’à adopter des pratiques permettant de contourner l’utilisation de l’écrit. Dès lors, on comprend que la numérisation des démarches administrative expose ces familles modestes à des pratiques du numérique qui se révèlent être complexes pour elles, pouvant aggraver le phénomène de non-recours au droit dans ces milieux si aucune alternative est proposée au canal numérique.
Un tiers des français seraient éloignés du numérique de nos jours
Comment quantifier l’éloignement numérique ?
Trois systèmes d’enquête se sont attelés à la quantification de l’éloignement du numérique en France : l’enquête relative à l’usage des technologies de l’information et de la communication auprès des ménages de l’Insee, les enquêtes Capacity puis Capuni portées par le GIS M@rsouin, et le Baromètre du numérique commandité par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), le Conseil général de l'économie (CGE) et, depuis plus récemment, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Conçues de manière indépendante, ces trois enquêtes reposent sur des partis-pris méthodologiques parfois divergents et proposent des mesures de l’éloignement numérique différentes. Toutefois, trois grandes catégories d’indicateur se dégagent de ces enquêtes pour mesurer l’éloignement numérique : par les équipements (l’éloignement physique au numérique), les usages et les compétences. Chacune comporte un certain nombre de limite. Concernant l’approche par les équipements, l’analyse des enquêtes les plus récentes met en évidence l’omniprésence des équipements, y compris la connexion internet, dans la société française. Cette large diffusion limite l’intérêt de focaliser la question de l’éloignement du numérique sous ce prisme (même si les difficultés d’accès à l’équipement constituent à l’évidence des freins aux pratiques numériques). L’approche par les usages, quant à elle, se heurte à la rapide évolution des possibilités d’usage sous l’effet de la diffusion de nouvelles technologies, comme en témoignent par exemple l’adoption des messageries instantanées sur téléphone mobile ou des appels avec vidéo au cours des dernières années. Enfin, l’approche par les compétences s’inscrit classiquement dans une logique restrictive de l’éloignement numérique, associée à des nomenclatures bien définies qui manque parfois de nuance.
Une approche alternative, à même de dépasser ces limites, consisterait à interroger des variables subjectives. Par exemple, le sentiment de compétence déclaré des individus conduirait à dessiner les contours d’une vision beaucoup plus large de la quantification de l’éloignement numérique.
Proposition d’actualisation du nombre d’éloignés du numérique
Afin de rendre compte de la diversité des situations et des pratiques, une mise en perspective en deux étapes de la quantification de l’éloignement numérique peut être considérée :
- En termes d’usages, ne pas être internaute constitue la première mesure d’éloignement du numérique. La dernière édition du Baromètre du numérique (2022) permet d’actualiser cette mesure : 8,8 % de la population de 18 ans et plus est aujourd’hui non-internaute en France (soit 4,5 millions de personnes).
- Ensuite, il est proposé de retenir un indicateur basé sur l’aisance ressentie dans la réalisation de tâches numériques pour construire un ou plusieurs groupes d’internautes plus ou moins éloignés du numérique. Cette mesure subjective permet de décrire les difficultés de certaines populations pourtant utilisatrices des outils numériques. En 2022, d’après les données du Baromètre du numérique, la part des personnes internautes ne se sentant pas compétentes dans l’utilisation d’Internet s’élève à 22,9 % (soit 11,5 millions de personnes).
Selon cette approche large de l’éloignement numérique, ce sont donc 31,5% des 18 ans et plus résidant en France métropolitaine qui sont éloignées du numérique aujourd’hui (soit 16 millions de personnes).
L’éloignement numérique, un phénomène social
Comme nous venons de le voir, s’il existe plusieurs définitions de l’éloignement du numérique, qui sont autant de dimensions différentes du phénomène, il convient toutefois de se départir de toute vision binaire inclus-exclus, qui présente le défaut majeur d’invisibiliser la diversité des situations et des pratiques. A ce titre, le concept des capabilités numériques (cf. supra) est éclairant, puisqu’il permet de mettre la focale sur la capacité des individus à pouvoir tirer profits des technologies numériques. Par ailleurs, cette vision, plus à même de prendre en compte les contextes dans lesquels les différentes formes d’éloignement du numérique prennent place, permet de reposer l’enjeu de l’inclusion numérique sur sa base sociale, puisque la nature capacitante ou non-capacitante des technologies numériques est en réalité grandement conditionnée par les conditions d’existence des individus. Il convient en particulier de mieux prendre en compte les capitaux culturels (particulièrement le niveau de diplôme) et numériques des individus, dont l’analyse montre qu’ils sont centraux tant dans le rapport aux technologies que dans le développement de pratiques numériques différenciées. Partant de ce constat, il convient également et de relativiser la pertinence d’une évaluation trop générale du nombre d’éloignés du numérique. En effet, à la quête d’un chiffre précis d’éloignés qui parait dénué de sens, il serait préférable de représenter le phénomène sous la forme d’un halo permettant de considérer les individus comme plus ou moins éloignés du numérique, en fonction des attentes et besoins subjectifs qu’ils formulent.
Ainsi, l’éloignement numérique ne peut plus être considéré comme un simple enjeu technique ou quantitatif : il s’agit d’abord d’un phénomène social. La prise en compte de ce phénomène dans sa complexité et son hétérogénéité ouvre des perspectives importantes pour la construction de politiques d’inclusion numérique différenciées en fonction des publics et des territoires.