À l’instar de ce qui se produit dans de nombreuses professions, le recours aux technologies numériques s’accroît dans la pratique du travail social. De l’utilisation de systèmes de messagerie instantanée à la constitution de bases de données. Voire même d’outils de prise de décision automatisée. Ces technologies contribuent à transformer le métier d’intervenant social.
En s’appuyant sur une revue de la littérature internationale, Steve Jacob et Seima Souissi analysent les transformations récentes caractérisant le travail social à l’ère numérique.
Les auteur.rice.s recensent, dans un premier temps, les potentialités qu’offrent les outils numériques pour les intervenant.e.s sociaux.les. Il est ensuite question de la transformation des tâches et des compétences techniques et communicationnelles nécessaires pour s’adapter au nouveau contexte de travail. Enfin, cet état de l'art se penche sur une série de défis du point de vue des usager.e.s, mais aussi liés à l’acceptation et à l’appropriation de ces outils par les intervenant.e.s.
L’expression « intervenant social » désigne, dans cet article, les professionnel.le.s du domaine social, les travailleur.euse.s sociaux ou encore les accompagnateur.rice.s sociaux.
Référence :
Potentialités offertes par les outils numériques pour les intervenant.e.s sociaux
Les études recensées montrent que les technologies numériques dans le travail social favorisent la disponibilité et le partage d’informations, ainsi que le respect des règles et des procédures. « Cela concourt à un gain de temps et à une efficacité accrue des interventions. En outre, la documentation dans les systèmes d’information de résumés de conversations et d’actions entreprises auprès des usagers favorise la transparence et la traçabilité des interventions, ce qui facilite le transfert des cas entre professionnels. En consultant le dossier virtuel d’un usager, les intervenants accèdent à toutes les données et aux interventions précédentes ».
Le partage d’informations entre le personnel d’un établissement, mais aussi avec d’autres parties prenantes impliquées dans l’intervention, augmente la collaboration intersectorielle et l’efficacité des services auprès des usager.e.s.
Dans des cas de contentieux, la transparence et la traçabilité fournissent en outre une protection aux intervenant.e.s.
« En donnant accès à davantage d’informations sur les pratiques des collègues dans des situations similaires, les plateformes numériques renforcent le pouvoir discrétionnaire des intervenants sociaux ». Des praticien.ne.s expliquent ainsi que la technologie procure une plus grande confiance : elle permet d’accéder à un plus grand nombre d’informations et est perçue comme plus fiable que les conseils d’un collègue.
Les technologies numériques peuvent également contribuer à une prise de décision conforme et uniforme dans un contexte de changements réglementaires fréquents. En ce sens, les technologies peuvent « concourir à réduire l’incertitude ». En dépit de cette volonté de normalisation des processus visant aussi à standardiser les pratiques, les auteur.rice.s insistent toutefois sur la nécessité, pour les intervenant.e.s, de rester à l’écoute et de réagir aux besoins individuels des usager.e.s.
Enfin, avec l’automatisation des demandes à travers des solutions en libre-service, les informations fournies par les usager.e.s sont plus claires et plus faciles à analyser grâce à leur structuration standardisée.
Plusieurs études mettent l’accent sur la possibilité pour les intervenant.e.s de gagner du temps en ayant recours aux outils numériques pour automatiser des tâches routinières et chronophages. Les agent.e.s peuvent ainsi se consacrer aux demandes plus exigeantes et aux usager.e.s plus vulnérables.
La transformation du métier et des compétences des intervenant.e.s sociaux
Le recours au numérique implique une réorganisation du travail. La prise en charge de tâches par des outils technologiques transforme les routines de travail. Ainsi, les intervenant.e.s assument de nouveaux rôles et doivent développer de multiples compétences afin de répondre aux exigences actuelles du métier.
Avec l’intégration de technologies numériques, les intervenant.e.s deviennent responsables du fonctionnement de ces outils. Ce qui exige non seulement une expertise dans le domaine du travail social, « mais aussi une bonne compréhension des aspects techniques du système pour évaluer les décisions algorithmiques et les réviser au besoin ».
La transformation numérique du travail social aspire aussi à faire participer les usager.e.s de manière active et à les responsabiliser davantage. « De nombreuses tâches effectuées auparavant par les intervenant.e.s sont désormais directement réalisées par les usagers via des plateformes numériques. Les intervenants agissent alors comme des « guides » orientant et assistant les usagers dans l’utilisation des outils numériques ».
Ainsi, la tâche des intervenant.e.s n’est plus centrée sur la résolution de problèmes et la prise de décisions mobilisant des connaissances professionnelles précises. « Elle consiste désormais à fournir un service largement axé sur le soutien technique ».
Auparavant, les intervenant.e.s répondaient à un large éventail de demandes avec des moyens de communication traditionnels (courrier, téléphone ou rencontre). Les messages prenaient différentes formes : les documents rédigés par les intervenant.e.s à des fins administratives internes, ceux servant à communiquer des décisions et des informations formelles sur les droits et les obligations juridiques et, enfin, la communication verbale, plus informelle. Les études révèlent que « les frontières, autrefois marquées entre ces formes de communication, s’estompent avec les outils numériques car le style plus direct et informel utilisé à l’oral est également employé pour échanger sur les plateformes numériques ».
Par ailleurs, l’utilisation des outils numériques a l’inconvénient de brouiller les frontières entre les sphères privée et professionnelle et risque d’entraîner des répercussions sur le rendement au travail et la santé des intervenants. En effet, des études confirment que l’accessibilité et la disponibilité des professionnel.le.s à travers ces outils ouvrent souvent la porte à de nouvelles demandes de services et augmentent le nombre de questions de la part des usager.e.s.
La conversation instantanée est un exemple de moyen de communication qui donne aux usager.e.s un accès direct aux intervenant.e.s. Elle favorise un échange informel, étroit et rapide entre les interlocuteur.rice.s. L'usage de cet outil n’est pas sans poser des défis aux intervenant.e.s. Les interactions, qui prennent la forme de réponses immédiates et spontanées, ne sont pas basées sur des modèles prédéfinis, comme ceux utilisés pour rédiger les correspondances officielles. De plus, les agents sont préoccupés par le niveau de langage et le ton à adopter lors de ces échanges. Ils s’interrogent notamment sur la convenance dans le fait de recourir ou non aux symboles et aux émoticônes ou encore s’il convient de privilégier le « nous » ou le « je » en s’adressant aux usagers.« Malgré l’instantanéité des échanges, l’interaction numérique exige de la prudence et une rédaction minutieuse parce qu’il s’agit de sujets sensibles pour les usagers qui peuvent réutiliser les propos de l’intervenant dans d’autres contextes ».
Les défis de la dématérialisation du travail social
Confidentialité, protection des données, biais algorithmiques et limites de la technologie
Les intervenant.e.s sociaux sont tenu.e.s de protéger les informations traitées. « Or ils maîtrisent moins les conditions de partage des informations. Les technologies numériques suscitent donc des défis en lien avec le secret professionnel, le contrôle et la protection de l’information ».
En outre, bien qu’elles aient démontré leur efficacité dans des domaines comme le traitement et la synthèse de grandes quantités de données, les technologies numériques, incluant celles qui sont dotées d’une intelligence artificielle (IA), ont encore des limites importantes. « Traduire la réflexion humaine en règles mathématiques constitue un défi majeur pour la dématérialisation de ce domaine d’activité et risque d’aboutir à une discrimination envers les usagers en raison des biais algorithmiques ».
Des valeurs professionnelles menacées
Le rôle des intervenant.e.s sociaux se définit largement en référence à leur capacité à fournir un soutien individuel aux usager.e.s en mobilisant leur pouvoir discrétionnaire. « Guidés par une éthique professionnelle, ils déploient leur jugement pratique pour assurer l’équilibre entre les services basés sur la prise en charge des cas individuels et l’application de procédures administratives et de cadres juridiques complexes ». Avec l’arrivée des technologies numériques, cette marge de manœuvre semble s’amenuiser. La capacité des intervenant.e.s à prendre des décisions individualisées diminue parce ces dernier.e.s sont contraint.e.s de suivre les procédures imposées par les systèmes numériques.
Les interactions virtuelles risquent en outre de créer de la distance et de conduire à la réification de l’usager.e. « Avec le numérique, les intervenants sont appelés à offrir une prestation de services à des usagers plus impersonnels. Ils n’ont ainsi plus de récits individuels à développer au fil des rencontres avec les usagers. La collecte de données sous forme de liste structurée ne permet pas une compréhension profonde et contextualisée des cas. Elle donne accès à des informations souvent réductrices sur les usagers».
« De façon générale, les études recensées révèlent que la réduction du rôle des intervenants et leur aliénation aux outils numériques peuvent provoquer de la frustration et altérer leur épanouissement professionnel. Ces sentiments affectent aussi bien la satisfaction au travail que la qualité des services et l’efficacité des interventions ».
Des stratégies de contournement des outils numériques
Les études révèlent que les intervenant.e.s sociaux utilisent les technologies numériques de manière variable sans nécessairement se conformer aux instructions, ce qui pose un défi important pour les organisations. « Les intervenants sociaux sont souvent prêts à contourner les barrières fixées par les technologies numériques, pour ne pas transiger avec leurs convictions professionnelles ».
Pour autant, « les intervenants apprécient l’outil technologique lorsqu’il confirme leurs points de vue et leurs attentes. Ils sont aussi prêts à reconsidérer ou à modifier une décision en fonction des informations et des suggestions fournies par ces outils. Leur attitude varie en fonction de leur perception générale des capacités et des limites de la technologie ainsi que de la compréhension des règles de fonctionnement spécifiques aux outils ».
Ces constats illustrent des problématiques majeures découlant des inégalités d’usage des technologies en fonction de l’expérience et de la personnalité des intervenants qu’il serait possible de combler en s’attardant sur les processus de médiation numérique auprès de ces professionnels.
Le risque d'une perte de lien avec les usager.e.s
« Bien qu’il semble y avoir un consensus sur les effets positifs des technologies numériques pour les usagers et les intervenants », concluent Steve Jacob et Seima Souissi, cette revue de la littérature internationale met en lumière plusieurs défis liés au recours aux technologies numériques. « Le passage à la communication numérique exige non seulement un effort d’adaptation de la part des intervenants pour s’assurer d’être bien compris par les usagers, mais aussi beaucoup de prudence dans un contexte où la confidentialité des contenus est difficile à préserver ». La dématérialisation du travail social affecte aussi les valeurs professionnelles des intervenant.e.s. « Contraints de suivre les procédures imposées par les technologies numériques, ils perdent le lien avec les usagers ».
Le passage à la communication numérique exige non seulement un effort d’adaptation de la part des intervenant.e.s pour s’assurer d’être bien compris par les usager.e.s, mais aussi beaucoup de prudence dans un contexte où la confidentialité des contenus est difficile à préserver.
« En raison de leur incompétence numérique, certains usagers risquent d’être privés d’accès aux services sociaux. De même, les technologies numériques présentent encore des limites importantes risquant d’aboutir à des décisions peu fiables. La dématérialisation du travail social affecte aussi les valeurs professionnelles des intervenants. Contraints de suivre les procédures imposées par les technologies numériques, ils perdent le lien avec les usagers. Ces effets varient largement en fonction de la technologie utilisée et du degré d’automatisation des tâches».
Les articles retenus par les auteur.rice.s dans cette revue de littérature scientifique internationale portent sur des exemples variés d’intervenant.e.s, comme les conseiller.e.s en emploi et les travailleur.euse.s sociaux œuvrant auprès d’enfants et de leurs familles, de toxicomanes ou encore de personnes vulnérables ou en situation de handicap. La plupart des exemples de dématérialisation décrits ont lieu en Europe.
Dans la majorité des articles analysés dans cette revue de littérature, la dématérialisation du travail social s’opère à l’aide de systèmes de gestion électronique des dossiers. Ces outils permettent de rassembler et de centraliser les données sur les usager.e.s, de traiter le suivi des dossiers et, dans certains cas, de faciliter la communication. Récemment, des outils technologiques plus développés s’appuyant sur l’intelligence artificielle (IA) ont commencé à être employés au Danemark, aux États-Unis, en Suède, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, en vue d’automatiser la prise de décision dans le domaine social.
Cet article a été publié par la Revue des politiques sociales et familiales dans le cadre d'un dossier consacré à la Dématérialisation des services publics et accès aux droits".
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