Afin de garantir un accès universel aux services et aux droits, des solutions doivent être donc proposées à toutes les étapes du parcours de l’usager en ligne « en amont (développer des services numériques plus accessibles, associer des usagers à leur conception) comme en aval (proposer un accompagnement à la réalisation des démarches en ligne pour ceux qui en ont besoin) ».
Selon Anne-Claire Collier et Aurélie Tricot, les premiers retours de terrain des initiatives et programmes d’inclusion numérique mettent en avant deux facteurs indispensables pour une action efficace qui profite à tou.te.s :
- L’importance des leviers de motivation. « Il ne suffit pas de proposer à une personne de se former gratuitement au numérique pour la convaincre de le faire. Il est indispensable de partir de ses besoins pour lui permettre d’entrevoir l’intérêt d’un changement de pratique».
- La nécessité d’agir collectivement. « L’action coordonnée à l’échelle des territoires des acteurs de différentes structures (collectivités, services publics, associations, etc.) et de leurs différents métiers (travailleurs sociaux, agents d’accueil des services publics, médiateurs numériques…) est indispensable pour repérer, accompagner et orienter le plus de personnes possible vers des parcours de formation aux compétences numériques de base ».
La première partie dresse un panorama des usages numériques avec une double focale : usagers et professionnels des services publics
Dominique Pasquier (sociologue) revient , à partir de ses travaux sur l’internet des classes populaires, sur les inégalités sociales d’usage. « Les classes populaires tirent Internet du côté de l’image plutôt que de l’écrit ; elles se trouvent par ailleurs pénalisées par une dématérialisation administrative qui a été conçue par et pour des internautes experts et diplômés ; enfin, leur idéal de collectif familial a aussi été bouleversé par ces technologies centrifuges et porteuses d’un processus d’individualisation caractéristique des classes moyennes. Qu’il accompagne ou provoque des changements, Internet participe en tout cas à la transformation des classes populaires aujourd’hui ».Elie Maroun s’attache à cerner les contours de cette « nouvelle forme d’illettrisme » qu’est l’illettrisme numérique, également appelé « illectronisme ». Selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANCLI), il désigne une maîtrise insuffisante des compétences numériques de base, nécessaires à toute personne pour effectuer de manière autonome les actes de la vie courante. Dans la Charte qu’elle avait proposé en 2016, l’ANCLI recommandait la mise en œuvre d’une démarche pédagogique intégrant toutes les compétences de base, y compris le numérique. Une démarche expérimentée dans divers contextes et à destination de différentes catégories de bénéficiaires.
Nadia Kesteman retrace les étapes de la transformation numérique des administrations française (« un processus de longue durée, réalisé par étapes successives ») ainsi que les mesures récentes mises en œuvre pour accompagner les publics éloignés du numérique (France Services, émergence du métier de « conseiller numérique », généralisation d’« Aidants-connect », mise en place de formations pour les aidants et médiateurs numériques). Elle revient sur les dispositifs nationaux d’inclusion numérique déployés par les Caisses d’allocations familiales (CAF) comme la mise en place d’espaces dédiés à l’accompagnement aux démarches en ligne dans les accueils CAF dès 2014, la sensibilisation des agent.e.s à cette problématique, l’association des usager.ère.s au développement de services en ligne ou encore le développement et la professionnalisation d’un réseau de partenaires d’accueil pour garantir la continuité territoriale, c’est-à-dire l’accessibilité en moins de 30 minutes d’un point de contact CAF ou de l’un de ses partenaires, où que ce soit en métropole.
À partir d’une recherche conduite auprès du département des Bouches-du- Rhône, Nadia Okbani analyse la réception de l’e-administration par les travailleurs sociaux, les difficultés qu’ils rencontrent, les arbitrages qu’ils opèrent dans la prise en charge du « sale boulot » administratif en ligne dans des configurations organisationnelles et managériales peu adaptées à ce type d’accompagnement. Dans leur pratique quotidienne, certains travailleurs sociaux sont amenés à dénoncer à la fois une complexification de leur métier et une forme de solitude (voire une déshumanisation) dans leur accompagnement social.
La deuxième partie revient sur les implications de la transformation des services administratifs
Morten Meyerhoff Nielsen resitue ces questions dans une perspective internationale : « L’expérience des pays les plus avancés dans la mise en ligne de leurs services publics montre que la réussite ne tient pas qu’aux seuls aspects techniques. Reposant sur l’interaction entre les personnes, les processus et les technologies, elle requiert une stratégie pensée dans un cadre interministériel, un cadre réglementaire et légal, des contenus de qualité et accessibles et les compétences appropriées ».En s’appuyant sur un rapport d’enquête « La transition numérique, menace ou opportunité pour le recours aux droits sociaux », commandité par la direction régionale de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion sociale (DRJSCS) des Hauts-de-France, Hugo Grellié, Quentin Le Matt, Margot Valatchy, Vincent Caradec et Aline Chamahian posent la question de la double peine pour les usagers les plus vulnérables. « Hier parfaitement autonomes pour effectuer leurs démarches administratives, nombre de bénéficiaires de prestations sociales sont aujourd’hui confrontés à des services sociaux qui ne sont accessibles qu’en ligne. Le taux de non-recours risque fort d’augmenter pour ce public précaire moins équipé et moins compétent pour l’interaction numérique que le reste de la population ».
Marine Boudeau explique, dans un entretien, comment l’accessibilité numérique est devenue un enjeu central des réflexions menées à propos des nouveaux services administratifs par les administrations centrales. « Au-delà des améliorations que nous pouvons apporter via la technologie et le numérique, nous devons travailler de façon plus approfondie sur le design et le langage utilisés pour ces démarches, souvent incompréhensibles par les usagers ».
La troisième partie donne la parole à plusieurs acteurs de terrain qui présentent des pratiques et outils
Comment révéler les territoires où les populations sont le plus en risque d’exclusion ? Emma Ghariani, John Pons et Louis Rouget présentent l’indice de fragilité numérique. Élaboré à partir d’indicateurs issus de l’agrégation de données publiques, cet outil sert à cartographier finement les sous-populations à risques sur un territoire, ce qui permet de mieux flécher les fonds dédiés à la médiation numérique. Sa souplesse facilite son appropriation par les collectivités territoriales.Fabien Wintrebert revient sur l'expérimentation menée par la caisse d’allocations familiales du Nord autour de l’indice de fragilité numérique, à partir de septembre 2020. La CAF du Nord a utilisé la méthode de l’indice de fragilité numérique, en l’adaptant légèrement afin de prendre en compte les spécificités des allocataires de la branche Famille comme celles de son système de données.
Emma Ghariani et Caroline Span tirent les enseignements de la plateforme d’appels téléphoniques Solidarité numérique, lancée au printemps 2020, en plein confinement, « Alors que l’ensemble des services publics étaient fermés, 2 000 médiateurs numériques volontaires ont répondu présents pour accompagner les premiers appelants de Solidarité numérique dans leurs démarches essentielles : courses alimentaires en ligne, téléconsultation médicale, école à la maison, procédures administratives… Douze mois plus tard, près de 30 000 personnes avaient été accompagnées dans leurs usages numériques du quotidien ».
Gérald Elbaze pointe en certain nombre d’ inconnues concernant les acteurs de l’accompagnement. Celle de « leur capacité à passer de l’approche « Voici les services que je propose » à une analyse des besoins numériques de territoire comme clé de voûte de la construction d’une offre de services ». Celle, aussi de la capacité de toutes les parties prenantes à aller vers des modèles plus soutenables et durables du financement et de l’accès aux services.
Comment évaluer, développer et certifier les compétences numériques ? Marie Bancal et Déborah Dobaire restituent les objectifs et les choix faits par la plateforme Pix. « Une des idées maîtresses à l’origine de Pix était d’expérimenter une transformation de l’expérience qu’ont les utilisateurs de l’évaluation classique, vécue comme un examen, grâce à un service au sens propre du terme dont la force était d’allier évaluation, développement et certification de compétences tout au long de la vie ». Un premier objectif de Pix était de « rendre cette évaluation ludique et bienveillante, tout en mettant à profit les évolutions technologiques pour la rendre plus fiable, scientifique et évolutive ».
Guillaume Lahoz revient sur l’expérience des réseaux Pimms Médiation dans des territoires, urbains ou ruraux, dans les quartiers prioritaires de la ville (QPV). « Grâce à la présence active de 520 médiateurs socioprofessionnels, Pimms Médiation délivre une réponse concrète aux habitants et les accompagne vers une plus grande autonomie grâce à une relation de proximité, de confiance, d’écoute et de dialogue ». Le réseau national Pimms Médiation accompagne environ 600 000 personnes chaque année.
À partir de l’exemple du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques, Aurélie Salin et Céline Jauriberry reviennent sur la nécessité d’adopter une démarche globale pour mieux appréhender la transversalité des compétences et mener une inclusion numérique efficace. « En intégrant l’inclusion numérique à ses schémas départementaux, le Département a abordé cette problématique de façon complexe au sens systémique du terme, en l’incluant dans un écosystème d’acteurs composé notamment des opérateurs de services publics et de l’ensemble des acteurs du champ de l’action sociale (Services départementaux des solidarités et de l’insertion (SDSEI), centres communaux d’action sociale, centres sociaux, missions locales, associations caritatives…) comme de l’accompagnement (Espaces publics numériques, Maisons des services au public, médiathèques, organismes de formation…) ».
Emma Ghariani souligne, à partir de l’activité de ces centres sociaux du Nord-Pas-de-Calais pendant la confinement, , la réinvention de la médiation numérique dans le contexte de la crise sanitaire. « Si au début de la pandémie, le numérique a été un outil indispensable pour maintenir la coordination professionnelle entre les travailleurs sociaux, il s’est aussi révélé très efficace par la suite pour développer les solidarités de proximité ».
Sommaire
- Nicolas Grivel : Un service public numérique pour tous
- Anne-Claire Collier, Aurélie Tricot : Introduction
- Dominique Pasquier : Le numérique à l’épreuve des fractures sociales
- Nadia Kesteman : Accès aux services publics : l’action de l’État, des Caf et des opérateurs publics pour l’inclusion numérique
- Elie Maroun : Illectronisme et illettrisme : la question des compétences minimales pour maîtriser les outils numériques
- Nadia Okbani : Réception de l’e-administration par les professionnels et mutation du travail social
- Morten Meyerhoff Nielsen : Services publics : une révolution numérique en marche
- Entretien avec Marine Boudeau : « Développer des services publics numériques qui donnent confiance et qui font confiance »
- Hugo Grellié, Quentin Le Matt, Margot Valatchy, Vincent Caradec, Aline Chamahian : La transition numérique, une menace pour le recours aux droits sociaux des personnes en situation de précarité socio-économique
- Pierre Grelley : L’État plateforme contre l’État ?
- Emma Ghariani, Johann Pons, Louis Rouget : L’indice de fragilité numérique : les données comme levier pour comprendre les exclus du numérique
- Fabien Wintrebert : L’indice de fragilité numérique comme outil complémentaire de détection des allocataires Caf éloignés du numérique
- Emma Ghariani, Caroline Span : Sur le fil de la crise sanitaire, la médiation numérique se réinvente
- Entretien avec Gérald Elbaze « Répondre au besoin social massif de médiation numérique par une stratégie économique durable et soutenable »
- Marie Bancal, Déborah Dobaire : Évaluer ses compétences numériques avec Pix pour construire son parcours d’inclusion numérique
- Guillaume Lahoz : Réseaux Pimms Médiation : intégrer l’inclusion numérique dans la réponse à l’urgence sociale
- Aurélie Salin, Céline Jauriberry : Dans les Pyrénées-Atlantiques, l’inclusion numérique s’aborde en réseau(x)
- Pierre Grelley : Lutter numériquement contre les effets de la pandémie : la proposition des centres sociaux
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